Ultreïa! Voici un petit mot du vocabulaire de Compostelle aussi étrange que connu. Échangé entre pèlerins, imprimé sur papiers, gravé sur bois ou sur pierre, chanté ici et là, on le retrouve un peu partout au long des Chemins.
Découverte d’une expression moyenâgeuse toujours d’actualité!
Dans cet article:
Une origine latine
Une suite!
Utilisation médiévale
Une expression à succès
Zoom sur l’orthographe

Une origine latine
On dit que « Ultreïa » est apparu en Espagne, en Galice ou encore en France. Que le mot vient de l’espagnol archaïque ou de l’ancien français. Qu’il est apparu grâce aux pèlerins et sur les Chemins de Compostelle.
Ces affirmations sont surtout des suppositions (voire des inventions), car l’apparition d’un mot est toujours difficile à cerner…
Ce qui est certain, c’est qu’il est inutile de chercher dans un dictionnaire français ou espagnol: Ultreïa est une expression latine!

C’est en fait un mot en 2 parties: « Ultr » et « eia ».
- La racine ultr est la partie principale du mot et contient l’essentiel de sa signification. C’est une version raccourcie du mot « ultra », qui exprime l’idée de dépassement. Ultra veut dire « au-delà de », « outre », « plus que » ou encore « davantage ». Le plus souvent, on le traduit par « plus loin ».
- Eia se colle à la fin de ultra. Ce petit ajout à la racine aide à préciser comment ultra « prend vie ». Seul, eia est un encouragement. Il peut être traduit par « allons! ».
Résumons: ultr + eïa = « plus loin, au-delà » + « Allons! ». Ultreïa exprime donc tout simplement l’idée dynamique d’aller courageusement vers un au-delà, de dépasser quelque chose. En criant « Ultreïa! », les pèlerins disent en réalité « Courage! Allons davantage, allons plus loin! ».
Notons enfin qu’il existe aujourd’hui plusieurs manières de l’écrire: ultreïa, ultreia, ultreya… J’en parle dans la dernière partie 🙂
Une suite!
On en a déjà dit beaucoup pour un tout petit mot… Et pourtant en réalité, « Ultreïa! » ne se promène pas tout seul!
Traditionnellement, l’expression complète est « E ultreïa e suseia, Deus adjuva nos ».

Suseia ressemble à ultreïa: tous 2 sont formés pareils, ils indiquent un mouvement et un encouragement.
Suseia a une racine différente, « sus ». Cette fois-ci, on exprime l’idée d’aller vers le haut: sus vient de susum, qui veut dire « de dessous vers le haut ». Plus simplement, on le traduit par « plus haut ».
Enfin, Deus adjuva nos est tout bonnement traduit par « Dieu nous aide » ou « avec l’aide de Dieu ».
« Ultreïa e suseia, Deus adjuva nos! » est donc un cri qui pousse au mouvement et à l’exploration de ce qui nous existe hors de nous, avec l’aide de « Dieu ».
Traduit simplement, cela signifie « Courage, allons plus loin; courage, allons plus haut… Dieu nous aide ».
Note de « Dieu »: Pour rappel, Compostelle est à l’origine un pèlerinage catholique… Chacun mettra cependant derrière ce mot ce qui lui plaira, car la signification de « Dieu » est un tout autre débat!
Utilisation moyenâgeuse
Encore une fois, dater l’apparition précise d’un mot ou d’une expression est difficile, ou même impossible. Cela dit, une première utilisation connue de « Ultreïa » en relation avec Compostelle est plutôt bien mise en avant.
Connaissez-vous le Codex Calixtinus, aussi appelé Liber Sancti Jacobi ou Livre de Saint Jacques?
C’est un document anonyme écrit en plein Moyen-Âge et aux parties assemblées au cours du 11-12e siècle. Dédié à la gloire de saint Jacques, c’est un des manuscrits incontournables de l’Histoire de Compostelle.

On y trouve un chant où apparaît l’expression entière de E ultreïa e suseia, Deus adjuva nos:
Livre de Saint Jacques, Appendice II, chant « Dum pater familias »
Herru Santiagu
Got Santiagu
E ultreia, e suseia
Deus adiuva nos.
Bon saint Jacques
Seigneur saint Jacques
Allons plus loin, allons plus haut
Dieu nous aide.
On y trouve également 2 autres utilisations de l’expression partielle E ultreïa e suseia dans cet ouvrage. Dans le chapitre XXVI du Livre I, dédié aux liturgies et dans le chant Ad honorem regis summi (« En l’honneur du Roi suprême ») de l’appendice I.
Une expression à succès
Ultreïa, c’est aujourd’hui une expression directement associée au pèlerinage de Saint Jacques. Elle exprime une idée de dépassement qui plaît aux pèlerins car en Chemin, ils doivent « aller plus loin » physiquement et spirituellement. Nombreux sont ceux qui se saluent d’ailleurs de cette manière.

Relativement peu courant en Espagne, Ultreïa y est tout de même entendu. « Buen Camino » reste cependant la salutation de référence.
En France en revanche, le Chant des pèlerins de Compostelle de Jean-Claude Benazet a transformé ultreïa en un cri de ralliement particulièrement populaire. Le refrain est une reprise de l’expression médiévale toute entière:
Ultreïa, ultreïa! E suseia! Deus adjuva nos!
Cette chanson est devenue une référence pour les pèlerins français. Elle est très souvent reprise le long des Chemins de France, enseignée dans les gîtes et chantée en marchant. Certains en font même un rituel quotidien. Ultreïa remplace plus facilement « bon chemin » dans les salutations entre pèlerins. Souvent rappelés par les français, ultreïa et le Chant des pèlerins se font entendre ici et là.
Ultreïa n’existe pas que par la poussière du Chemin. Le mot est repris, par un groupe de musique espagnole s’est ainsi nommé Ultreia ou encore un mouvement catholique appelle certaines de ses réunions Ultreya. Il reste toutefois largement associé à Saint Jacques: de nombreux arts le mettent en scène et rappellent sa signification médiévale. Films, livres, spectacles et artistes l’utilisent largement pour donner vie à leurs œuvres et au Chemin.

Zoom sur l’orthographe…
Petit encart intello, ajouté suite à des questions sur les différentes orthographes d' »Ultreia », reçues via commentaire sur la version anglaise du blog.
Des questions plutôt pointues! L’histoire de la linguistique et de la phonétique, et aussi poussé que ça, ce n’est pas mon domaine. J’ai tout de même fait quelques recherches, qui ont mené à des explications très intéressantes quant aux variations d’écriture d’Ultreïa.
Je vous invite également à creuser la question si le cœur vous en dit… et de découvrir le bazar historique et linguistique que sont les trémas et autres variations 😉
J’ai en tous cas essayé de les partager ce que j’ai trouvé avec vous, de manière courte et claire. Et merci JNoble d’avoir provoqué cet accroissement de connaissance chez tout le monde!
Latin ancien, nouveau… et scribes
« Ultreia » vient du Latin, cette langue était largement utilisée au Moyen-Âge, même dans les pays qui parlaient d’autres langues. Ainsi, même si les langues germaniques (dont l’anglais dérive également) on réutilisé « Ultreïa », ses variations principales sont issues du Latin.
Pour commencer, notons d’abord que les premières versions de l’alphabet latin n’avaient que 20 lettres.
« i » était à la fois une voyelle et une consonne, ce qui prêtait à confusion et qui était difficile à lire. Cela ne reflétait pas non plus la spécificité phonétique de l’une et de l’autre: la voyelle se prononçait /i/ or /i:/ comme dans « oui » (plus ou moins long), tandis que la consonne se prononçait /j/ comme dans « Yohan ».
Au Moyen-Âge, tout ceci mena à l’introduction des trémas et de la lettre « j », des manières plus claires d’écrire et démarquer la consonne « i ». La période exacte où ces nouveaux signes furent introduits pour *cet* usage est très difficile à définir et quand bien même, controversé.

Les 3 orthographes ont coexisté pendant un bon moment, sans règle ou logique quant à la préférence de l’un plutôt que des autres! Les scribes et les imprimeurs choisissaient simplement celui qu’ils avaient l’habitude d’utiliser. Cette chronologie amène cependant à penser que « ultreia » est la forme écrite la plus ancienne de ce mot, le « i » étant antérieur aux « j » et au « i ».
Donc, pour résumer, « ultreia », « ultreïa » and « ultreja » sont toutes des orthographes correctes depuis le Moyen-Âge.
Le Codex Calixtinus utilise quant à lui la troisième option dans le chant « Dum pater familias » de l’appendix II. Je n’ai pas réussi à trouver les images correspondantes issues du livre original, mais comme ses parties furent écrites par différentes personnes, l’orthographe des autres « ultreia » pourraient bien être différentes… Je serais très intéressée si quelqu’un les trouvaient!
Et l’Histoire continue
De nos jours, la lettre « j » a fait sa propre vie et es devenue une consonne à part entière. « Ultreja » est rare dans les pays ayant une langue latine, peut-être parce que le son « j » y a beaucoup changé.
Par contre, il est plus facilement utilisé dans les pays germanophones comme l’Allemagne, où « j » se prononce toujours /j/ comme Yohan.
Le tréma a hérité de son rôle actuel de marqueur de changement phonétique dans un bon nombre de langues. « Ultreïa » est ainsi très courant en France et le serait peut-être aussi en Espagne, si ce mot était plus couramment utilisé là-bas.
Je suppose que l’orthographe « Ultreya » n’est apparu que bien plus tard, peut-être par les influences progressives de la phonétique ou des langues plus modernes comme l’anglais. Je n’ai trouvé aucune preuve historique ou linguistique à ce que j’avance, mais il semble peu probable que ce soit une variation du latin. En latin classique en effet, le « y » n’était utilisé qu’avec les mots d’emprunt du grec et non avec le vocabulaire latin ordinaire…
Et vous? Avez-vous déjà entendu Ultreïa quelque part? L’utilisez-vous? Connaissiez-vous sa signification?
Racontez-nous avec un commentaire! 😉

ultreja esusaja deus aja nos (le i de aja est trop long pour être un i => c’est un j – je pense) : ce qui donnerait : Plus loin, plus haut, dieu conduis-nous
Pardon => eultreja esuseja deus aja nos (le i de aja est trop long pour être un i => c’est un j – je pense) : ce qui donnerait : Plus loin, plus haut, dieu conduis-nous
Connaissez-vous le mot “GAMBATTE “ en japonais..? Il a une signification similaire… à prononcer “gam bâté “…
Ha oui! 🙂 De mes petits restes de japonais, la force de faire de son mieux et d’aller de l’avant… Arigatoo Patricia 🙂